vendredi 29 mai 2009

Nano puces RFID effaçables ? Passeport biométrique, les libertés publiques menacées.



Alain Weber : "biométrie, radio-identification : les libertés publiques menacées"


article de la rubrique
Big Brother
date de publication : mardi 26 mai 2009


La miniaturisation constante des puces microélectroniques conduit à une multiplication de leurs capacités et de leurs utilisations. C'est le cas avec les systèmes d'identification par radio-fréquence (RFID), présents désormais un peu partout et que les nanotechnologies devraient encore perfectionner tout en réduisant leur coût. Sources de productivité en milieu industriel, de confort dans la vie quotidienne, ces outils sont toutefois synonymes de moyens de surveillance et de contrôle des personnes, surtout quand ils s'associent à d'autres moyens d'identification biométrique.

Alain Weber, avocat et membre de la Commission informatique et libertés de la Ligue des droits de l'Homme, avait abordé en avril 2006 les menaces que le développement de ces technologies fait peser sur nos libertés. Nous reprenons ce texte initialement publié sur le site « VIVANT : l'actualité des sciences et débats sur le vivant » [1].


Implant VeriChip.Micropuce implantable de la société américaine VeriChip. Cette puce, approuvée par la FDA, contient les informations médicales de la personne et peut être utilisée en cas d'urgence pour traiter rapidement le patient.


  • Dans votre expérience de terrain, avez-vous le sentiment que la convergence de certaines technologies crée un risque d'atteinte aux libertés publiques et à la vie privée ?

La Ligue des droits de l'homme (LDH) travaille sur ces sujets depuis la loi Informatique, fichiers et libertés de 1978. Sa commission « Libertés et informatique » intervient aujourd'hui en collaboration avec de nombreuses organisations syndicales et associatives dès lors qu'il s'agit de se mobiliser pour protéger les libertés publiques et les droits de l'homme. Nous n'avons pas d'à priori négatif contre les nouvelles technologies ; nous estimons au contraire qu'elles peuvent se révéler très utiles dans certains domaines, par exemple avec les possibilités d'interventions chirurgicales à distance, les outils de communication sur Internet, etc.

En revanche, nous estimons qu'il y a une vraie accélération des risques d'atteinte aux droits de l'homme en raison d'une part de la conjonction de techniques qui peuvent concourir à l'interconnexion des informations concernant les individus, d'autre part de conditions socio-politiques et juridiques qui favorisent, au nom de la lutte contre le terrorisme, la tendance à la constitution de méga-fichiers de données personnelles. Notre rôle consiste donc notamment à alerter l'opinion dès que l'utilisation d'une technologie, quels que soient les avantages qu'elle confère, crée un trouble dans les libertés publiques ou une atteinte à la vie privée. Le confort et le plaisir que peut donner une nouvelle technologie a toujours un prix, qui peut être un amoindrissement des libertés.

Par ailleurs, nous subissons une lourde ambiance sécuritaire : dans ce contexte , la loi relative à la lutte contre le terrorisme [2] autorise désormais de filmer les manifestations, ce qui permet de collecter des données personnelles pour alimenter les procédures judiciaires. Dans ce cas, l'utilisation d'une technologie de vidéo numérique permet, en toute légalité, de porter atteinte aux libertés publiques et à la vie privée des personnes puisque les gens sont filmés et que des fichiers contenant leur image sont créés à leur insu, alors qu'ils exercent le droit fondamental de manifester et d'être ensemble pour afficher une opinion.

  • La nouvelle loi Informatique et libertés du 6 août 2004 [3] permet-elle de telles pratiques ? Et qu'en est-il de la convention européenne des droits de l'homme ?

La loi d'août 2004 ne nous satisfait pas car elle a réduit le niveau de protection des droits qui existait jusqu'alors. La directive européenne 95/46/CE du 24 octobre 1995 [4] - dont cette loi est la transposition en droit français - précisait que les Etats membres de l'Union ne devaient pas abaisser le niveau de protection de leur législation. Or d'un côté, le texte a renforcé les pouvoirs de la Commission nationale de l'Informatique et des libertés (CNIL) en créant un régime d'autorisation pour que des outils biométriques puissent être utilisés dans une entreprise privée. Mais de l'autre, elle a diminué ses pouvoirs en ce qui concerne les projets de l'Etat : un décret créant un nouveau traitement des données personnelles n'a plus besoin de bénéficier d'un avis conforme de la CNIL mais seulement d'un avis motivé ; un ministère peut donc imposer une utilisation biométrique dans ses propres services.

Quant à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, elle comprend des phrases magnifiques, mais les droits s'y inscrivent dans les limites de ce qui est supportable par une société démocratique. Les droits et les libertés peuvent donc souffrir certaines restrictions. J'ajoute que le traité de l'Union Européenne a une lecture particulière du terme « libertés » selon laquelle ce ne sont pas les libertés publiques qui sont prioritaires mais la liberté économique et la liberté d'entreprendre.

Dans l'état des textes, un salut vient parfois du juge constitutionnel. Ainsi, en décembre 1998, le Conseil constitutionnel a suivi la position de la LDH en n'autorisant le transfert de données nominatives entre administrations, autrement dit l'interconnexion entre données fiscales et sociales (numéro de sécurité sociale), qu'à la seule fin d'empêcher une erreur d'identité, et non pas pour croiser des fichiers distincts et en extraire des données pour d'autres fins [5].

  • Quelle est votre position sur l'utilisation de l'identification par radio-fréquence (RFID) ?

Sur ce point, la LDH a une position « dure » : dès que l'on met le doigt dans l'utilisation de la biométrie, c'est-à-dire de techniques d'identification des gens sur des critères biologiques, on entre dans une logique qui pose problème. D'abord pour des raisons éthiques, car réduire l'homme à son corpus biométrique va à l'encontre de la dignité humaine. Ensuite, parce que cette technologie pose à l'évidence un problème de « traçage » des personnes : les puces RFID appliquées à l'identification permettront de suivre dans le détail les activités et les transactions réalisées par un individu, même si l'administration ne les conçoit pas pour cela au départ, bien entendu. Il y a là simplement un risque de dérive.

On est là comme un petit mur face à de grosses vagues du Pacifique, car les entreprises demandent ces instruments d'identification et de contrôle des salariés ; certaines personnes les réclament pour gagner du temps dans les aéroports ou au péage des autoroutes ! Ce qu'ils ne voient pas, c'est que ces identifiants biométriques vont permettre, plus que d'autres, de créer des interconnexions entre les données. C'est moins le fait que des fichiers comprennent des informations qui est effrayant que le fait qu'un identificateur unique et pérenne de la personne puisse permettre de créer des interconnexions fiables entre fichiers, avec des utilisations ultérieures sur lesquelles elle n'aura aucun contrôle. Ce n'est pas un « Big brother » qui nous attend, mais des « Big brothers ».

Vous me direz que chaque personne est déjà fichée des centaines de fois par le seul jeu de ses activités quotidiennes normales. Certes, et donc le vrai combat à venir est bien d'empêcher les interconnexions entre ces fichiers et ces données. C'est dans ce cadre que la LDH combat, au sein du collectif DELIS (Droits et libertés face à l'informatisation de la société), le projet de carte d'identité électronique, INES (Identité nationale électronique sécurisée). Ce projet de loi, qui devrait être adopté en juin prochain, vise à rendre obligatoire – directement ou, plus subtilement, en la rendant indispensable – une carte équipée d'une puce électronique, lisible sans contact par radio-fréquence, et qui contiendrait des éléments d'identification personnels (empreintes digitales et photographie numérisée).

Le problème, c'est que l'Etat disposera ainsi pour chacun de nous d'un identificateur biométrique qui pourrait permettre le traçage et le rapprochement de l'ensemble de nos transactions électroniques (banque, déclaration d'impôts, assurance maladie, réservation de loisirs, etc.). Sous prétexte d'une facilitation de la vie quotidienne, on prend le risque d'atteintes graves et irréversibles à la vie privée et aux libertés individuelles.

  • L'argument n'est-il pas aussi de dire : si vous n'avez rien à vous reprocher, si vous voulez plus de sécurité, vous n'avez pas de raison de refuser ce type d'identification ?

Avec ce langage, on créée une société de suspects : ce n'est plus à l'accusateur de montrer la culpabilité de quelqu'un, c'est à la personne de montrer qu'elle n'est pas coupable ! Il faut faire très attention à ce renversement de la charge car il caractérise une société de type policier. De plus, ce discours pêche car se pose la question de savoir où est sa limite : puisque vous êtes un bon citoyen qui n'avez rien à cacher, la police devrait pouvoir aller chez vous, regarder comment vous vivez, qui vous hébergez, ausculter votre compte en banque, regarder ce que vous avez déclaré comme impôts, etc. Lorsque l'on fait le test (pour rire bien sûr) avec des personnes « qui n'ont rien à cacher » pour voir jusqu'où elles accepteraient d'être transparentes, on s'aperçoit rapidement que leur détermination à tout montrer fond plutôt rapidement. Et c'est bien ainsi : la liberté exige que chacun conserve une vaste sphère de secret et de vie privée.

Quant à l'argument sécuritaire, il ne tient pas longtemps sous l'analyse. Par exemple, lorsque les compagnies aériennes ont été contraintes par l'administration Bush, après le 11-Septembre, de communiquer les informations personnelles concernant leurs voyageurs (PNR, personal name records) pour pouvoir continuer d'atterrir outre-Atlantique, la Commission européenne a donné son feu vert – décision attaquée par le Parlement européen d'ailleurs. Or l'Etat français ne sait toujours pas ce que font les Etats-Unis des PNR communiquées. En clair : transmettez des informations personnelles, vous en perdrez très vite le contrôle. Qui plus est, la lutte contre le terrorisme n'a rien à espérer d'une surveillance généralisée des populations.

On nous dit que les techniques qui serviront pour INES seront bridées, donc protectrices des libertés individuelles. Mais l'histoire récente de l'informatique montre qu'un outil bridé est fait pour être débridé : chaque fois qu'on a installé un système de fichage, cela s'est vérifié. Par exemple, le STIC (Système de traitement des infractions constatées) répertorie désormais toutes sortes de délits et est devenu consultable par des personnes qui s'ajoutent sans cesse à celles qui avaient initialement été définies restrictivement : on a vu les abus que ce système entraîne, avec des personnes fichées empêchées d'obtenir un emploi ou un logement. La même dérive peut être constatée pour le fichier des empreintes génétiques (FNAEG, Fichier national automatisé des empreintes génétiques), réservé à l'origine aux auteurs de crimes sexuels, et que la loi Perben 2 du 9 mars 2004 a étendu aux auteurs de délits les plus courants. On peut craindre de même que d'une version « light » de INES, on passe progressivement à une utilisation beaucoup plus policière à laquelle le progrès technique apportera sans nul doute un soutien actif dans une ambiance sécuritaire lourde et pesante. Il faut donc s'opposer avec la plus grande vigueur à INES, pour notre liberté et celles des générations à venir.

Au Japon, la société Secom propose un robot garde d'enfants qui, informé par RFID de leur éloignement d'une zone de sécurité ou de la présence d'un étranger à proximité, peut intervenir en projetant une fumée blanche sur l'agresseur potentiel.

L'identification par radio-fréquence (RFID)

Née durant les années 1960 aux Etats-Unis, une technologie de communication « sans fil », la RFID (radio-frequency identification), soit l'identification par radio-fréquence ou radio-identification, a le vent en poupe. Certaines projections lui promettent un marché mondial de plusieurs milliards de dollars en 2010, contre 900 millions en 2004.

Un système RFID basique comporte deux composants : une étiquette (tag, marqueur ou transpondeur), c'est-à-dire une puce électronique fixée sur un objet, et un lecteur, capable de récupérer les données du tag et de les transmettre à un ordinateur. Ces composants possèdent chacun une antenne et communiquent l'un avec l'autre par liaison radio, avec des fréquences variables selon les systèmes. Les systèmes RFID peuvent être actifs ou passifs. Les tags passifs reçoivent l'énergie nécessaire via le champ électromagnétique du lecteur. Moins l'étiquette consomme d'énergie, plus le lecteur peut être éloigné. Les tags actifs sont équipés d'une pile et transmettent des données même si aucun lecteur n'est présent ou détecté.

  • Et les nanotechnologies dans l'affaire ?

Actuellement, les nanotechnologies sont vues comme le moyen qui permettra d'abaisser les coûts de production des systèmes RFID, qui tiennent essentiellement à l'assemblage du tag et de l'antenne. Elles permettront en effet de réaliser des antennes à base de nanoparticules, d'augmenter la mémoire vive des puces et de se passer de silicium, en divisant le coût de fabrication par dix d'ici 2015.

Cette diminution du coût est stratégique. Car si la RFID était à l'origine destinée à la distribution commerciale, pour le remplacement des codes barres, son utilisation a gagné quasiment tous les secteurs industriels parallèlement à la diversification des tags : chaînes logistiques, gestion des stocks, bibliothèques, antivols, contrôle d'accès, lutte contre la contrefaçon, cartes de transport public, traçage des bagages dans les aéroports, suivi du traitement des patients, suivi et identification des animaux d'élevage et de compagnie, etc. Les tags haut de gamme, dits « intelligents », sont équipés d'un microprocesseur et d'un système d'exploitation, et peuvent exécuter des programmes. Ils sont utilisés pour le contrôle d'accès, dans les passeports biométriques, les cartes d'identité ou d'assurance maladie, les visas et les permis de séjour, etc.

  • Quelle sécurité ?

Cependant, certains produits RFID offrent encore peu de sécurité, c'est-à-dire que l'information qu'ils contiennent peut être facilement piratée. Aux Etats-Unis, seules les tags de classes 3 (semi passif) et 4 (actif) définies par la norme EPC (Electronic product code) présenteraient un niveau de sécurité satisfaisant.

La liberté individuelle n'est pas non plus à l'abri des excès de cette technologie. Selon une étude du Government Accountability Office [6], les administrations américaines n'ont généralement pas pris sérieusement en compte les risques de la RFID en matière de sécurité et d'atteinte à la vie privée. De même, le groupe d'analyse RAND a révélé que parmi six grandes entreprises qui utilisent un système RFID dans leurs locaux, une seule avait formulé par écrit les règles d'emploi du système, à la seule attention de son service de sécurité, laissant les autres employés dans l'ignorance [7].

P.-S.

Quelques liens pour aller plus loin :

Sur le site de la CNIL, une communication de M. Philippe Lemoine, le 12 janvier 2006 sur Nanotechnologies, informatique et libertés.

Commission européenne, Protection des données.

Le groupe européen de protection des données (le groupe de l'article 29).

Le portail biométrique européen.

Conseil de l'Europe : protection des données.

Le collectif Droits et libertés face à l'informatisation de la société : DELIS

Sur le site PMO : RFID

Association « Souriez vous êtes filmés ».

Consumers Against Supermarket Privacy Invasion and Numbering : CASPIAN.

Notes

[1] La page en question est toujours en ligne : http://www.vivantinfo.com/index.php..., mais « le site VivantInfo est désormais fermé ».

[2] Loi n° 2006-64 du 23 janvier 2006, JO n° 20 du 24 janvier 2006.

[3] http://www.legifrance.gouv.fr/WAspa...

[4] Directive 95/46/CE du 24 octobre 1995 relative à la protection des données physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données http://europa.eu.int/eur-lex/lex/Le...

[5] http://www.delis.sgdg.org/menu/nir/...

[6] GAO, Information security - Radio Frequency Identification Technology in the Federal Government, mai 2005 http://www.gao.gov/new.items/d05551.pdf

[7] RAND (2005) http://www.rand.org/pubs/research_b....


passe Navigo et libertés publiques


article de la rubrique Big Brother
date de publication : vendredi 6 février 2009


Depuis le 1er février, la bonne vieille carte Orange a disparu, remplacée par le passe Navigo qui donne accès à l'ensemble des transports publics d'Ile-de-France (métro, RER, bus, tramway). La généralisation de ce nouveau sésame suscite une forte polémique car il permet de "tracer" les usagers : la date, l'heure et le lieu de passage de chaque abonné sont conservées quarante-huit heures. Il est possible d'éviter ce traçage, à condition de le savoir et de ... payer plus.

Dans l'édition du jeudi 29 janvier du quotidien gratuit Direct Matin, une pleine page de publicité a remplacé un article qui exposait comment la RATP exploite les données du passe Navigo à des fins commerciales. En censurant cette enquête, le groupe Bolloré, éditeur du gratuit, aurait voulu ménager la RATP avec laquelle il a noué un partenariat qui lui permet de distribuer ses gratuits à l'intérieur du réseau. Un incident qui illustre les dangers inhérents aux liens de plus en plus étroits qui se développent entre les médias et le grand capital.

[Mise en ligne le 4 février 2009, complétée le 6 février]

T R A Ç A G E

Le passe Navigo, idéal pour suivre les usagers à la trace

par Stéphane Jarno, Télérama du 21 janvier 2009

Cette fois, c'en est fait de la carte Orange. Entamée depuis de longs mois, claironnée dans les stations du métro parisien, sa lente agonie s'achève fin janvier. Lancé en 1975, le sésame des transports publics franciliens sera définitivement remplacé par le fringant Passe Navigo. Une avancée technologique imparable : grâce à sa puce électronique, plus besoin de ticket ni de contact, il suffit d'effleurer le valideur pour que s'ouvrent les portes des transports en commun.

Un rêve malheureusement terni par un menu détail. Tous les déplacements des heureux titulaires de ce nouveau passeport sont enregistrés dans une base de données. En gros, on peut savoir où et quand vous avez pris le métro, le train et le RER durant les dernières quarante-huit heures. D'ici à ce que l'on vous demande pourquoi, il n'y a pas des kilomètres de voies ferrées. Même si le Syndicat des transports d'Ile-de-France, qui regroupe entre autres la RATP et la SNCF, se défend de toute volonté d'ingérence et invoque le recueil de statistiques utiles pour l'amélioration du service, ce système a aussi été mis en place pour «  empêcher le gaspillage et éviter les abus ». En d'autres termes, coincer les voyageurs indélicats qui se refilent leurs cartes de transport. En ces temps ultra-sécuritaires, cette traque informatique ouvre des perspectives qui font froid dans le dos. On se demande, par exemple, ce que pèserait la loi Informatique et libertés si, au nom de la lutte antiterroriste ou de quelque autre grande cause, les autorités utilisaient cette base de données. Le fait même que ce genre de fichier existe pousse à son utilisation, l'organe crée aussi la fonction... Paranoïa aiguë ? Pas si sûr. Depuis le lancement du projet Navigo, en 2004, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) n'a cessé d'interpeller la RATP. Une « amicale » pression qui a finalement conduit les transporteurs à créer en catastrophe, fin 2007, un deuxième support : le Passe Navigo Découverte. Celui-là est anonyme, mais payant. Cinq euros, c'est le prix pour ne pas voir son nom apparaître sur un fichier.

On pourrait épiloguer sur le principe de devoir payer pour continuer à jouir d'un droit « naturel », si la CNIL, décidément très pugnace, ne venait de soulever un nouveau lièvre. La commission épingle « les conditions particulièrement médiocres, voire dissuasives, d'information et d'obtention du Passe Découverte ». En clair, pour l'obtenir, mieux vaut savoir qu'il existe, et surtout passer le barrage du guichet, où l'on vous assure que « le Navigo est plus avantageux parce qu'il est gratuit et qu'on le remplace en cas de perte ». La liberté, ça se mérite

Stéphane Jarno

Madame Anastasie par André Gill (1874).

C E N S U R E

Suppression d'un article traitant du passe Navigo

par R.G. et I.R., Libération du 2 février 2009

A-t-on le droit de critiquer la RATP dans Direct matin plus, le gratuit distribué dans le métro, suite à un accord entre Bolloré, l'éditeur du journal, et la Régie ? Visiblement, c'est un peu délicat.

Mercredi, ainsi que le raconte Rue89 [1], un article consacré au passe Navigo, qui a succédé à la carte Orange, a été remplacé par une pleine page de pub, alors que le papier était déjà mis en page et titré. L'article, comme plusieurs autres chaque jour dans Direct matin plus, est le fruit d'un partenariat avec Le Monde, qui fournit des textes clés en main au gratuit de Bolloré.

Dans le papier en question, l'auteur, Eric Nunès, relaie les critiques, notamment émises par la Cnil , sur le passe Navigo - ce mouchard numérique permettant de tracer les parcours des voyageurs et d'utiliser leurs données personnelles. Mais jeudi, couic, plus de papier. « J'ai été prévenu que la page était retirée, indique Olivier Biffaud, rédacteur en chef à Direct matin plus, en charge des relations avec Le Monde et seul à accepter de s'exprimer. Ils ont considéré que le papier était à charge et je déplore ce retrait. » La charte, signée entre Le Monde et Bolloré, stipule que le second n'a pas le droit de toucher au moindre mot dans les articles du premier, mais qu'il peut retirer les papiers. Selon Olivier Biffaud, un nouvel article sur les dérives possibles du Navigo devrait être publié cette semaine. Moins à charge ?

De son côté, la Société des rédacteurs du Monde doit aborder le sujet, aujourd'hui, avec sa direction. Déjà, en juin 2007, un article issu de Courrier international (filiale du Monde) et racontant les déboires de musiciens roms avec la police, avait été trappé au motif, avait alors vitupéré Bolloré, qu'« on ne peut pas parler de la sorte de la police française ». Finalement, après que la censure eut été rendue publique, le papier en question avait été publié, accompagné de deux précisions, l'une de Courrier international justifiant la parution de l'article, l'autre de Bolloré dénonçant son caractère« outrancier ».

R.G. et I.R.

Voici la transcription de la page censurée [2] :

Transports. Exit la carte Orange. Après 34 ans de services, le coupon magnétique laisse la place à la carte à puce. La RATP compte bien exploiter les opportunités commerciales de ce virage numérique.

Anonymat à 5 euros

  • Acquérir un passe « Découverte », qui, selon la Cnil, garantit l'anonymat des usagers lors de leur transport, coûte 5 euros aux usagers. « Nous avons voulu, en le rendant payant, responsabiliser les voyageurs. Eviter qu'un individu cumule plusieurs passes », explique-t-on au Syndicat des transports d'Ile-de-France (Stif). 5euros, représenteraient le coût de réalisation d'un passe.
  • Le passe Navigo classique est pour sa part gratuit. Néanmoins, en cas de perte ou de vol, les titulaires devront débourser la somme de 8 euros, soit 60% de plus que le passe « Découverte », pour son remplacement.

De la carte Orange au passe Navigo
La RATP veux « optimiser » ses bases de données

Vestige du XXe siècle perdu dans celui du numérique, la carte Orange et son coupon magnétique (qui datent de 1975) feront, samedi, leurs derniers voyages sur le réseau francilien de transport public. Place au seul passe Navigo ! Une carte à puce dotée d'une antenne qui lui permet de communiquer avec les bornes disposées à l'entrée du métro ou d'un bus (radio- identification). Un passe qui, depuis 2005, fait office de carte Orange.

Pour l'usager, les gains de l'abandon du vieux coupon sont ténus. Outre la possibilité de rechargement du passe automatique, qui évite l'attente au guichet en début de mois, « le passage au tourniquet est plus court », assure la RATP. Le temps gagné est infime mais, multiplié par le nombre de voyageurs, « cela fluidifiera le flux de passagers » explique Patrick Docquier, responsable des systèmes d'information.

Le vrai « +produit » est au bénéfice de la RATP et de ses partenaires commerciaux. Les données personnelles délivrées lors de l'achat du passe permettront de « faire de la relation client », poursuit Patrick Docquier. La RATP va pouvoir faire des offres commerciales ciblées, adaptées aux profils socioprofessionnels des usagers franciliens, en exploitant une énorme base de données. « Nous allons, par ce biais, fidéliser les clients », dit encore ce spécialiste.

Pour certains, il s'agit d'une intrusion dans l'espace privé des usagers. « Déjà la RATP, JCDecaux et Publicis ont, via un partenariat, criblé le métro de panneaux publicitaires interactifs capables d'envoyer de la publicité sur les téléphones portables situés à proximité via une connexion Bluetooth. Quels seront les éléments que la RATP intégrera dans les puces des centaines de milliers d'usagers des transports publics ? Personne ne le sait », avertit Jean-Marc Manach, journaliste et co-organisateur des Big Brother Award, un collectif qui désigne chaque année l'organisation qui s'est « la plus distinguée dans sa promotion de la surveillance et du contrôle des individus ». La RATP a assuré, hier, que la connexion Bluetooth des panneaux publicitaires n'est pas activée.

La Cnil (Commission nationale de l'informatique et des libertés) a pour sa part rappelé qu'« aller et venir librement, circuler anonymement relèvent des libertés fondamentales dans nos démocraties ». Elle a invité le transporteur à créer un passe anonyme. En septembre 2007 est donc né le passe « Découverte », « dont les données de validation ne sont pas associées à un numéro d'abonné, ce qui le rend anonyme » assure la Cnil. Pour s'assurer de la mise à disposition de ce nouveau passe, la Commission a effectué une opération de testing dans une vingtaine de stations. « Médiocres, voire dissuasifs » sont les adjectifs choisis par la Cnil pour évaluer les efforts de la RATP.

Le Syndicat des transports d'Ile-de-France (Stif) reporte la responsabilité de la diffusion du passe anonyme sur la RATP. Cette dernière estime que des efforts de formation des personnels ont été réalisés depuis le testing de la Cnil et que le problème est réglé. Pourtant, le site internet dédié au passe navigo –navigo.fr– ne fait toujours pas mention de l'existence d'un passe anonyme.

Eric Nunès

Censuré par la suppression de cette page, Jean-Marc Manach, journaliste et co-organisateur des Big Brother Awards [3], écrit dans son blog :

« Autant je suis critique envers le passe Navigo, les problèmes qu'il pose, à commencer par la banalisation de la société (et des technologies) de surveillance qu'il nous impose, autant je n'aurais jamais imaginé qu'il puisse également entraîner une telle atteinte à la liberté d'expression (il n'est pas fréquent de voir Le Monde censuré). »

P.-S.

[Note ajoutée le 6 février] – Comme son directeur l'avait annoncé, le journal Le Monde a publié dans son édition du 6 février 2009, une version "enrichie" de l'article qui avait été censuré dans Direct Matin.

On peut y lire que « le site Internet dédié à Navigo ne fait toujours pas mention de l'existence d'un passe anonyme. »

Dommage qu'aient été sabrés les propos de Jean-Marc Manach et surtout les déclarations du responsable de la RATP qui expliquait qu'ils allaient faire du business avec les données personnelles.

Notes

[1] Lire Bolloré censure Le Monde : le business passe avant l'info ainsi que Comment Bolloré tisse sa toile dans lesmedias.

[2] La page 3 du numéro du jeudi 29 janvier de Direct Matin prévue initialement est téléchargeable : http://www.rue89.com/files/2009_01_....

[3] Lire le dossier consacré au passe Navigo sur le site Big Brother Awards.


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