samedi 27 mars 2010

Noam Chomsky sur la politique étrangère US

Noam Chomsky sur la politique étrangère d'Obama, sur sa propre histoire
et sur l'importance de faire entendre son opinion (Democracy Now !)

http://www.legrandsoir.info/Noam-Chomsky-sur-la-politique-etrangere-d-Obama-sur-sa-propre-histoire-et-sur-l-importance-de-faire-entendre-son-opinion.html

AMY GOODMAN : le ministre de la Défense Robert Gates a rencontré des
dirigeants des Emirats Arabes Unis et de l'Arabie Saoudite la semaine
dernière pour obtenir leur soutien à une nouvelle série de sanctions
contre l'Iran et son programme d'enrichissement d'uranium. Tandis que
l'administration Obama intensifie ses efforts pour obtenir l'appui de la
Russie et de la Chine pour durcir les sanctions, la France et la
Finlande on laissé entendre que l'Union Européenne pourrait prendre des
mesures unilatérales contre l'Iran si aucune résolution n'était adoptée à l'ONU.

Tandis que les Etats-Unis, l'Union Européenne et Israel renforcent leurs
pressions sur l'Iran, nous avons passé une heure en compagnie du
linguiste et dissident mondialement connu, Noam Chomsky, dont la
dernière conférence commence par une analyse critique de la politique
des Etats-Unis à l'égard de l'Iran. (…)



Nous commençons par un extrait de sa conférence prononcée au Harvard
Memorial Church à Cambridge, Massachussets.

NOAM CHOMSKY : Il y a quelques jours, mon quotidien préféré, le London
Financial Times, a identifié l'Iran comme le principal problème actuel
en matière de politique étrangère pour Obama. L'article a été publié à
l'occasion de l'échec d'Hillary Clinton à convaincre le Brésil de se
joindre aux appels des Etats-Unis pour un durcissement des sanctions et
de l'insistance du Président Lula à promouvoir les relations avec
l'Iran, des relations commerciales, etc, en déclarant que l'Iran avait
le droit d'enrichir de l'uranium pour produire de l'énergie nucléaire,
comme tous les signataires du Traité de Non Prolifération.

Bien entendu, l'article a aussi présenté la position de Lula comme une
sorte d'anomalie. Pourquoi ne se joint-il pas à la communauté
internationale, au reste monde ? C'est une coutume intéressante, très
caractéristique de l'emprise de la culture impérialiste, car que désigne
le terme de « communauté internationale » ? Si on regarde les choses de
près, on se rend compte que la « communauté internationale » désigne en
fait les Etats-Unis et tous ceux qui sont d'accord avec eux. Tous les
autres ne font pas partie du reste du monde. Ils sont ailleurs.

Il se trouve que dans le cas présent, la position de Lula correspond à
celle de la majorité de la planète. Vous pouvez être d'accord avec ou
pas, mais c'est la position, par exemple, des anciens pays du mouvement
des non-alignés, de la majorité de pays du monde et de la grande
majorité de leurs populations. Ils ont vigoureusement répété et défendu
le droit de l'Iran à enrichir de l'uranium pour des objectifs
pacifiques, en rappelant que ce pays est signataire du Traité de Non
Prolifération, ce qui lui accorde ce droit. Mais ils ne font pas partie
du reste monde.

Un autre groupe qui ne fait pas partie du reste monde est la population
des Etats-Unis. Les derniers sondages que j'ai vus, publiés il y a deux
ans, montraient qu'une grande majorité d'Américains pensaient que l'Iran
avait le droit de développer une énergie nucléaire, mais pas une arme
nucléaire, évidemment. En fait, selon ce sondage, sur tout un ensemble
de sujets, les opinions exprimées par les Américains étaient
pratiquement identiques à celles des Iraniens. Lorsque le sondage a été
présenté à Washington lors d'une conférence de presse, le présentateur a
fait remarquer que si les peuples avaient la possibilité de décider de
la politique, les tensions et les conflits seraient probablement résolus.

C'était il y a deux ans. Depuis, il y a eu une énorme masse de
propagande autour de la menace iranienne, etc. Je suppose que si le
sondage était effectué aujourd'hui, les chiffres seraient différents.
Mais c'était en 2007, il y a trois ans. A un moment donné donc, les
Américains ne faisaient pas partie du reste du monde. La majorité de la
population mondiale n'en faisaient pas partie et Lula, en exprimant une
opinion largement partagée, n'en faisait pas partie non plus. On
pourrait rajouter aussi qu'il est probablement la personnalité politique
la plus populaire de la planète, mais cela non plus n'a pas d'importance.

Alors, que dire du conflit avec l'Iran et de la menace iranienne ? Une
personne sain d'esprit ne voudrait pas voir l'Iran fabriquer des armes
nucléaires. Personne, en fait. Sur cette question, l'accord est donc
général. Et il y a effectivement un réel problème de prolifération
d'armes nucléaires. C'est une affaire sérieuse. Et le discours d'Obama
mentionne et insiste sur la nécessité de stopper la prolifération
d'armes nucléaires et de réduire, et éventuellement éradiquer, de telles
armes. Voilà pour le discours. Maintenant, voyons les faits.

Tout est devenu clair il y a quelques mois. Une fois de plus, le Conseil
de Sécurité (des Nations Unies) a adopté une résolution, le numéro 1887
- je crois que c'était au mois d'Octobre – qui critiquait l'Iran pour
n'avoir pas respecté les exigences du Conseil de Sécurité et qui
appelait tous les états à signer le Traité de Non Prolifération et à
résoudre leurs conflits sans proférer des menaces de recourir à la
force. Cette dernière partie de la résolution n'a pas vraiment fait la
une des journaux pour une raison bien simple : elle s'adressait à deux
pays, les deux pays qui menacent régulièrement de recourir à la force, à
savoir les Etats-Unis et Israël. La menace de recourir à la force est
une violation de la Charte des Nations Unies, pour ceux qui lui
accordent encore la moindre importance. On n'en parle jamais. Mais
pratiquement tout le monde – et je parle là de toutes les tendances
politiques – emploie la phrase rituelle de « toutes les options sont
envisageables ». Ce qui constitue une menace.

Et la menace n'est pas une menace en l'air. Par exemple, Israël envoie
ses sous-marins nucléaires, qui sont pratiquement indétectables, dans le
Golfe, à distance de tir de leurs missiles nucléaires - Israël a
beaucoup d'armes nucléaires – sur l'Iran. Les Etats-Unis et leurs alliés
effectuent des exercices militaires dans la région, des exercices
clairement dirigés contre l'Iran. Mais il y a un petit grain sable,
parce que la Turquie refuse d'y participer, mais ils essaient de la
convaincre. Nous avons donc affaire à des menaces, verbales et
politiques. Israel envoie des sous-marins nucléaires et d'autres navires
de guerre par le canal de Suez, avec l'accord tacite de l'Egypte, de la
dictature egyptienne, un autre état de la région soumis aux Etats-Unis.
Ce sont des menaces – répétées, verbales et concrètes.

Ces menaces ont pour effet d'encourager l'Iran à développer un moyen de
dissuasion. Qu'ils soient en train de le faire ou pas, je n'en sais
rien. Peut-être qu'ils le sont. Mais s'ils le sont, la raison, et je
crois que tout analyste sérieux serait d'accord, ce n'est pas parce
qu'ils auraient l'intention d'utiliser des armes nucléaires. S'ils
s'avisaient à ne serait-ce qu'armer un missile avec une tête nucléaire,
c'est une hypothèse, le pays serait vitrifié en cinq minutes. Et
personne ne croit que les religieux au pouvoir, quelle que soit
l'opinion qu'on peut en avoir, ont des tendances suicidaires et veulent
voir tout le pays, la société entière et tout leurs biens avec, partir
en fumée. En fait, les hauts responsables des services de renseignement
US, qui se sont exrpimés, estiment que la probabilité de voir l'Iran
utiliser un jour une arme nucléaire est d'un pour cent, c'est-à-dire si
faible qu'on ne peut pas vraiment l'estimer. Mais il est possible qu'ils
développent de telles armes comme un moyen de dissuasion.

Un des historiens les plus importants en Israel, Martin van Creveld, il
y a quelques années, après l'invasion de l'Irak, a écrit dans la presse
internationale qu'il ne voulait bien sûr pas voir l'Iran se doter de
l'arme nucléaire, mais que s'ils ne le faisaient pas, a-t-il dit, ils
seraient fous. Les Etats-Unis venaient d'envahir l'Irak en sachant que
le pays était sans défense. C'est une des raisons pour lesquelles ils se
sont sentis en position de le faire. C'est facile à comprendre. Les
dirigeants iraniens aussi le comprennent. Alors, pour citer van Crevels,
« s'ils ne sont pas en train de développer une arme de dissuasion
nucléaire, ils sont fous ».

Qu'ils soient effectivement en train de le faire ou non est un autre
débat. Mais il ne fait aucun doute que la position hostile et agressive
des Etats-Unis et d'Israel constituent un facteur important pour les
hauts dirigeants iraniens, pour décider ou non de développer une arme de
dissuasion.

(fin de l'extrait de la conférence)



AMY GOODMAN : Nous sommes avec le professeur Noam Chomsky que nous avons
interviewé au Harvard Memorial Church à Cambridge, Massachusetts. Ma
première question porte sur son analyse de la politique étrangère du Président Obama

NOAM CHOMSKY : Lorsqu'Obama a pris ses fonctions, ou lorsqu'il a été
élu, un haut fonctionnaire de l'administration Bush – je crois qu'il
s'agissait de Condoleezza Rice – a prédit que sa politique étrangère
serait dans la continuation de celle du deuxième mandant de Bush. Le
deuxième mandat de Bush était différent du premier. Le premier mandat
était agressif, arrogant, envers le monde entier, y compris les alliés,
et il a produit un effet assez négatif – à cause de sa politique mais
aussi à cause de son style – sur le prestige des Etats-Unis, qui est
tombé plus bas que jamais auparavant. Ce qui portait atteinte aux
intérêts de ceux qui décident de la politique étrangère – les milieux
d'affaires et les sociétés privées, les décideurs, etc. Il y a donc eu
beaucoup de critiques de leur part au cours du premier mandat. Le
deuxième mandant était quelque peu différent. D'abord, les personnages
les plus extrémistes ont été débarqués. Rumsfeld, Wolfowitz, quelques
autres, ont été envoyés se mettre au vert. Ils n'ont pas pu se
débarrasser de Cheney, parce que Cheney était le gouvernement, et ils ne
pouvaient pas se débarrasser du gouvernement. Mais beaucoup d'autres
sont partis, et la politique est retournée à la norme, une norme plus ou
moins centriste. C'est-à-dire qu'on parlait un peu plus de négociations,
un peu moins d'agressions, ce genre de choses. Et on a adopté une
attitude plus polie envers les alliés. Notre politique n'avait pas
vraiment changé, mais elle était devenue plus présentable. C'était ça,
la prédiction sur la politique d'Obama. Et c'est bien ce qui est arrivé.

En fait, il y a un exemple pour illustrer ce phénomène. Un peu
anachronique, mais je crois qu'il s'applique. En 1962, au moment de la
crise des missiles à Cuba, lorsque le monde a dangereusement frôlé le
bord du précipice – le moment le plus dangereux de l'Histoire a dit
Arthur Schlesinger, conseiller de Kennedy – au summum de la crise des
missiles, les décideurs US envisageaient de prendre des mesures qui
pouvaient détruire l'Europe, et la Grande-Bretagne en particulier, et
ils le savaient. Ils étaient là, le plus sérieusement du monde, en train
d'échafauder des scénarios qui se concluaient par la destruction de la
Grande-Bretagne. En fait, non seulement ils prenaient ça au sérieux,
mais ils prenaient même des mesures qui poussaient dans ce sens. Mais
ils se sont bien gardés de le dire à la Grande-Bretagne. La
Grande-Bretagne est censée entretenir une relation spéciale avec les
Etats-Unis. Les Britanniques à l'époque étaient plutôt mécontents parce
qu'ils n'arrivaient pas à savoir ce qui se tramait. Tout ce que le
premier Ministre, MacMillan, arrivait à savoir, c'était ce que ses
services de renseignement lui transmettaient. On en était donc là, avec
l'élite parmi l'élite du pays qui dressait des plans qui pouvaient
aboutir à la destruction de la Grande-Bretagne, sans les tenir informés.

C'est à ce stade qu'un haut conseiller de l'administration Kennedy – je
crois qu'il s'agissait de Dean Acheson – est entré dans la discussion,
et il a précisé la notion de « relation spéciale ». Il a dit que la
relation spéciale avec la Grande-Bretagne signifiait que la
Grande-Bretagne était notre lieutenant ; le terme de rigueur est «
partenaire ». Et les Britanniques, bien sûr, aiment bien entendre ce
mot. Eh bien, c'est ça la différence entre Bush et Obama. Bush leur
disait simplement « vous êtes notre lieutenant. Si vous ne faites pas ce
que l'on vous dit de faire, vous n'êtes plus utiles ». En fait, ce sont
les termes que Colin Powell a employés à l'ONU, je crois. « Faites ce
que nous vous disons de faire. Vous n'êtes que notre lieutenant, sinon
oubliez... » C'est quelque chose de désagréable à entendre. On préfère
entendre « vous êtes notre partenaire. » Vous savez, dans le genre « je
vous aime ». Ensuite, discrètement, en coulisses, nous les traitons
comme des lieutenants, mais ce n'est pas grave. Je pense que c'est là
que réside la différence principale.

AMY GOODMAN : qu'en est-il du mouvement anti-guerre aux Etats-Unis ?
Vous en avez fait partie, vous avez été très actif, depuis la guerre au
Vietnam jusqu'à ce jour. Comment voyez-vous les choses par rapport à une
personne pour laquelle beaucoup d'entre eux ont consacré d'énormes
efforts à faire élire ?


NOAM CHOMSKY : Mon opinion, qui n'est pas très répandue, est que le
mouvement anti-guerre est bien plus puissant aujourd'hui qu'il ne l'a
été dans les années 60. Dans les années 60, il y eut un moment, en 1969,
où le mouvement contre la guerre du Vietnam était très puissant. Mais il
faut se souvenir que la guerre a commencé, qu'elle est devenue une vraie
guerre ouverte, en 1962. A cette époque, 70.000 ou 80.000 personnes
avaient déjà été tuées sous le régime fantoche du Sud Vietnam. Mais en
1962, Kennedy a lancé une guerre ouverte, en faisant bombarder le Sud
Vietnam – les avions portaient les couleurs du Sud Vietnam, mais tout le
monde savait de quoi il retournait et ça se disait ouvertement même – en
autorisant le recours au napalm, l'utilisation d'armes chimiques pour
détruire les cultures et la végétation. Il a lancé un programme qui a
chassé des millions de personnes des campagnes qui se sont retrouvées
regroupées dans ce qu'il faut bien appeler des camps de concentration
pour, selon les termes employés, les « protéger de la guérilla » qui
avait l'appui de la population, chose que le gouvernement savait
parfaitement. On peut voir la même chose aujourd'hui en Afghanistan, si
vous prenez la peine de lire entre les lignes les histoires sur la
conquête de la ville de Marjah. Nous avons poussé la population vers des
camps de concentration pour les protéger de ceux, les guérilleros,
qu'ils soutiennent. Il s'agit d'une guerre, vous savez, d'une vraie guerre.

Il n'y a eu aucune protestation, littéralement. Il a fallu des années
avant de voir les premiers signes de protestation. Ceux d'entre vous qui
sont assez vieux se rappelleront peut-être qu'à Boston, une ville
progressiste, au mois d'octobre 1965 – ça faisait déjà trois ans que des
centaines de milliers de soldats US étaient occupés à ravager un pays,
que la guerre s'était étendue à Nord Vietnam, et ainsi de suite – il y a
eu la première tentative de manifestation publique contre la guerre.
C'était en octobre 1965. Je devais y prendre la parole. Je n'ai pas pu
dire un mot. La manifestation fut violemment dispersée. Beaucoup
d'étudiants ont marché pour tenter de disperser la manifestation et il y
avait aussi des centaines de policiers. Le lendemain, le Boston Globe,
le quotidien le plus progressiste du pays, a consacré toute sa première
page à dénoncer les manifestants, pas ceux qui les ont attaqués. Ils ont
publié en plein milieu de la page la photo d'un soldat blessé, ce genre
de choses. C'était au mois d'octobre 1965, il y avait des centaines de
milliers de soldats là-bas, la guerre prenait de l'ampleur. Finalement,
des années plus tard, en 1968, on a vu surgir un mouvement anti-guerre
d'une certaine importance, vers 67, 68. A cette époque, le Sud Vietnam
n'existait déjà plus. Le pays avait été virtuellement détruit. Et
c'était la même chose pour une bonne partie du reste de l'Indochine. La
guerre s'est poursuivie pendant encore de longues années, avec toutes
les conséquences terribles, mais nous ne voulions pas voir la réalité en
face, nous ne voulions même pas en parler. Cela dit, le mouvement
anti-guerre a obtenu quelques résultats, mais bien plus tard.

Comparons à présent avec l'Irak. Il y a eu d'énormes manifestations
avant même le déclenchement officiel de la guerre. Nous savons à présent
que Blair et Bush mentaient tout simplement lorsqu'ils disaient qu'ils
cherchaient une solution diplomatique. Ils avaient déjà déclenché la
guerre. C'est ce qui ressort des fameux rapports de Downing Street
(Downing Street Memos) en Angleterre. Il y a eu d'énormes
manifestations. Et je crois qu'elles ont eu au moins un effet. La guerre
américaine en Irak était déjà terrible. Elle a fait probablement un
million de victimes, et chassé quelques millions d'autres hors du pays.
C'était assez horrible. Mais cela aurait pu être bien pire. Ils auraient
pu faire en Irak ce qu'ils avaient fait au Sud Vietnam. Ca n'a pas été
le cas. Il n'y a pas eu de tapis de bombes sur tout le pays par des B52,
il n'y a pas eu d'armes chimiques et ainsi de suite. Et je crois que
c'est grâce au mouvement anti-guerre. La population était devenue plus
civilisée. Je crois que c'est une des tristes réalités des années 60.

AMY GOODMAN : Et l'Afghanistan ?

NOAM CHOMSKY : L'Afghanistan est un cas intéressant. Cette guerre nous a
été vendue comme une riposte « juste » - mais toutes les guerres sont «
justes » - pour combattre le terrorisme, comme une riposte à une attaque
terroriste. Cette idée est tellement ancrée qu'il me faudrait plus de
temps pour en parler. L'important ici est que ce n'était pas là le
véritable objectif de cette guerre.

Si l'objectif de cette guerre était d'isoler Al Qaeda, d'éradiquer le
terrorisme, il y avait des moyens plus directs pour y arriver. Si vous
retournez dans le passé, le mouvement djihadiste était très critique
envers les attaques du 11 Septembre. Des fatwas étaient prononcés par
les religieux les plus radicaux, de l'université Al Azhar par exemple,
le principal centre théologique, qui condamnaient Al-Qaeda, Oussama Ben
Laden et les attaques terroristes. Ils disaient que ce n'était pas
musulman, qu'ils n'auraient jamais fait une chose pareille, etc. Alors,
si on voulait réellement éradiquer le terrorisme, la chose la plus
évidente à faire aurait été d'isoler Al-Qaeda, de tenter de gagner du
soutien, y compris celui du mouvement djihadiste, et bien sûr celui de
la population qu'ils essaient de mobiliser. Vous savez, les terroristes
se voient comme une sorte d'avant-garde. Ils essaient de mobiliser les
gens à leur cause. Tous les spécialistes du terrorisme le savent. On
aurait donc pu le faire à ce moment-là, et on aurait pu procéder à
l'identification des coupables ce qui, soi-dit en passant, était
impossible parce qu'ils n'en savaient rien, chose qu'ils ont admis après
coup. Mais ils auraient pu essayer de les identifier, les présenter à la
justice – avec de vrais procès, sans tortures – ce qui aurait fortement
réduit, sinon éradiqué, le terrorisme islamique.

Eh bien, ils ont fait tout le contraire. Ce qu'ils ont essayé de faire,
c'est de mobiliser la population et le mouvement djihadiste en faveur
d'Al-Qaeda. C'est exactement l'effet produit par l'invasion de
l'Afghanistan suivie plus tard par celle de l'Irak. C'est aussi l'effet
produit par Guantanamo et Bagram et d'autres centres de torture. Tous
ceux qui y ont participé savent parfaitement qu'ils ont crée des
terroristes.

AMY GOODMAN : Pensez-vous qu'Obama devrait faire juger les prisonniers
de Guantanamo à New-York ?

NOAM CHOMSKY : Ca dépend si vous voulez faire partie des pays civilisés
ou être un état voyou. Si vous voulez être un état voyou, faites ce qui
vous plait. Vous pouvez torturer, tuer, tout ce que vous voulez. Si vous
voulez faire partie du monde civilisé, et si vous voulez diminuer
l'attrait du mouvement djihadiste extrémiste, alors faites les juger par
des tribunaux civils.

En fait, le fait même qu'ils se trouvent à Guantanamo constitue un
scandale. Cest quoi, Guantanamo ? Guantanamo a été volé à Cuba par la
force des armes, il y a un siècle. Ils ont dit « donnez-nous Guantanamo,
sinon… ». Cuba était alors sous occupation militaire. Ils appellent ça
un traité, et le traité de Guantanamo, si vous voulez l'appeler ainsi,
autorisait les Etats-Unis à l'utiliser comme base navale. Mais ce n'est
pas à ça qu'elle sert. Elle a d'abord servi pour parquer les réfugiés
haïtiens. Lorsque les haïtiens fuyaient les dictatures soutenues par les
Etats-Unis, les Etats-Unis leur refusaient l'asile politique. On disait
qu'ils n'étaient que des réfugiés économiques. Les gardes-côtes
tentaient de les intercepter, et si certains arrivaient à passer, on les
envoyait à Guantanamo. Voilà à quoi servait cette base.

En fait, la base sert à fabriquer des terroristes. Ce n'est pas mon
opinion, c'est l'opinion de ceux qui y ont mené les interrogatoires,
comme Matthew Alexander, qui a écrit un article à ce sujet. Il a dit que
c'était un moyen très efficace pour fabriquer des terroristes. Un moyen
qui inspire, qui transforme beaucoup de gens en terroristes, notamment
ceux qui ont été arrêtés quelque part pour une raison quelconque.

Alors oui, si vous le voulez vraiment, si votre objectif est de réduire
la menace du, disons, terrorisme islamiste, et si vous voulez faire
partie du monde civilisé, vous devez les juger devant un tribunal civil.
Mais la plupart de ceux qui sont à Guantanamo… c'est vraiment
scandaleux... on y trouve des gamins de quinze ans qui ont été arrêtés
parce qu'ils portaient un fusil au moment où le gouvernement des
Etats-Unis envahissait leur pays. C'est ce qu'on appelle un terroriste.
Et c'est probablement le cas pour l'écrasante majorité des prisonniers à
Guantanamo. Si le but était d'être civilisé et de réduire la menace
terroriste, on aurait du les enfermer dans une prison aux Etats-Unis. Ce
n'est pas un problème de sécurité. Ils ne vont pas s'évader d'une prison
de haute sécurité, et ils n'ont pas de pouvoirs magiques pour aller
répandre un poison ou je ne sais quoi. Evidemment, une telle option
n'arrangeait pas le gouvernement des Etats-Unis parce qu'il n'avait pas
de preuves contre eux.

Ils ont été envoyés à Guantanamo avec l'idée de les soustraire aux
droits garantis par les lois américaines. Vous pouvez toujours faire
semblant qu'ils n'étaient pas sous la juridiction des Etats-Unis, et que
les lois américaines ne s'appliquaient donc dans leur cas. Finalement,
la Cour Suprême, après de longues hésitations, a fini par concéder
qu'ils avaient bien des droits. L'administration Bush a accepté la
décision. Pas Obama. L'administration Obama tente actuellement de faire
annuler un jugement rendu par un juge de droite, nommé par Bush, qui a
dit que la décision de la Cour Suprême s'appliquait aussi à la prison de
Bagram, le centre de torture en Afghanistan. L'administration Obama
tente de contrer ce jugement, ce qui signifie que la décision de la Cour
Suprême n'est qu'une farce. Si vous voulez torturer quelqu'un, ne
l'envoyez pas à Guantanamo parce que la Cour Suprême a déclaré qu'on ne
pouvait pas torturer à Guantanamo ; alors vous l'envoyez à Bagram. Alors
si vous arrêtez quelqu'un au Yémen, ou n'importe où, et que vous voulez
le soustraire au droit international, au droit US par la même occasion,
OK, pas de problème, envoyez-le à Bagram. C'est ça la position
officielle de l'administration Obama.

C'est pour ces raisons que même les plus virulents spécialistes de
l'anti-terrorisme, comme Michael Scheuer, disent que les meilleurs
alliés d'Al Qaeda et d'Oussama Ben Laden sont les Etats-Unis, parce que
nous faisons exactement ce qu'ils veulent que nous fassions. Ce qu'ils
veulent, c'est vendre leur croisade au monde musulman, en disant qu'il y
a des types qui cherchent à les tuer et qu'ils faut se défendre. Oui,
vraiment, nous faisons tout ce qu'ils demandent.

AMY GOODMAN : (…) que pensez-vous de l'administration Obama et du
conflit Israélo-palestinien ?

NOAM CHOMSKY : Le conflit israélo-palestinien est un cas facile. Il y a
un consensus international quasi-total depuis 35 ans maintenant sur ce
qu'il convient de faire pour résoudre le problème – du moins à court
terme - à savoir : deux états avec des frontières reconnues par toutes
les parties, avec, selon les termes employés, « des modifications
mineures et acceptées par les deux parties ». C'était d'ailleurs la
politique officielle des Etats-Unis jusqu'à ce qu'ils décident un jour
de s'évader du monde réel, au début des années 70. Et c'est un point de
vue très largement partagé. En 1976, il y a même eu une résolution du
Conseil de Sécurité appelant à une solution à deux états. Les Etats-Unis
ont opposé leur veto. Et ça n'a pas cessé depuis. Je ne vais pas passer
toute l'histoire en revue, mais si on en arrive directement au présent,
le consensus est désormais quasi-total. Autour de ce consensus, on
trouve tous les états arabes, et ce depuis longtemps. On trouve l'Iran,
l'Organisation des Etats Islamiques. On trouve le Hamas. En fait, on
trouve tout le monde sauf les Etats-Unis et Israël.

Que dit l'administration Obama ? C'est intéressant. Obama a cette grande
vision, mais si vous regardez les choses de plus prés, en oubliant la
vision et en examinant les faits, les choses changent. D'un côté, il
demande poliment aux Israéliens de ne plus étendre leurs colonies, ce
qui n'a pas de sens, parce que le problème, c'est l'existence même des
colonies, pas leur extension. De plus, ces mots n'ont aucun sens. Il ne
fait que répéter les propos de Bush. En fait, il cite ce que l'on
appelle la Feuille de Route, le soi-disant accord officiel pour aller de
l'avant. Il ne fait que le citer. Ca n'a aucun sens, mais ça fait malgré
tout partie de sa grande vision.

D'un autre côté, et qui est plus intéressant, peu de temps après sa
prise de fonction, il a donné son premier et jusqu'à présent son unique
discours sur le conflit israélo-palestinien. C'était au moment où il
présentait George Mitchell comme son négociateur, ce qui est un bon
choix, si on lui donne les moyens de réussir. C'est à ce moment-là
qu'Obama a expliqué ce qu'il avait l'intention de faire. C'était au
moment de la main tendue vers le monde musulman. Il a dit, en parlant de
la proposition de paix arabe, eh bien voilà ce que j'appelle une
proposition constructive – c'était sa façon à lui de flatter les auteurs
de la proposition. Puis il a enchainé, en déclarant, « Il est temps que
les Arabes se conforment à leur proposition de paix et commencent à
normaliser leurs relations avec Israël. » Obama est un homme instruit,
intelligent. Je suppose qu'il choisit ses mots avec soin. Il savait
parfaitement que ce n'était pas la proposition de paix arabe. La
proposition de paix arabe reprenait les termes du consensus
international et disait, dans l'éventualité de deux-états, que les états
Arabes iraient même au-delà d'une normalisation des relations avec
Israël. Obama en a extrait le corollaire, mais a omis la substance, ce
qui est une façon comme une autre de déclarer que les Etats-Unis
allaient se cantonner dans leur position de refus. Il n'aurait pas pu
être plus clair.

Avec cet appel à cesser l'expansion des colonies, il a été un peu plus
loin – pas lui, personnellement, mais ses porte-paroles lors des
conférences de presse. On leur a demandé si l'administration allait
faire quelque chose si Israël refusait. Ils ont répondu « non, c'est
purement symbolique ». En fait, ils ont explicitement dit que
l'administration ne ferait pas ce que George Bush père, lui, avait fait.
George Bush père avait quelques petites punitions qu'il distribuait
lorsqu'Israël s'entêtait à désobéir aux Etats-Unis. Clinton les a
adoucies et Obama les a supprimées. Il a dit, « non, c'est juste
symbolique. » Ce qui revient à dire à Benjamin Netanyahu « allez-y,
faites ce que vous voulez. Nous dirons que nous sommes mécontents mais
nous le ferons avec un clin d'œil complice, alors allez-y. En attendant,
nous participerons, en vous envoyant des armes. Nous vous accorderons un
soutien diplomatique et une participation active. » C'est cela, sa
vision. Difficile d'être plus clair.

Que pouvons-nous faire ? Nous pouvons essayer de faire en sorte que les
Etats-Unis rejoignent le monde réel. Dans ce cas précis, ce serait
rejoindre le reste du monde. Rejoignez le monde réel et acceptez le
consensus international et cessez de participer activement à son viol,
c'est-à-dire aux actions de l'état d'Israël. J'aurais pu dire aux
actions de l'état d'Israël et des Etats-Unis. Ce qu'Israël et les
Etats-Unis sont en train de faire à Gaza et en Cisjordanie, c'est de
détruire l'espoir d'une réalisation de ce consensus international.

Et je crois qu'il n'y pas beaucoup d'alternatives. En fait, de nombreux
militants palestiniens eux-mêmes vont jusqu'à dire qu'il faut abandonner
la solution de deux états et laisser Israël s'emparer de tous les
territoires, éventuellement les annexer, pour ensuite passer à une lutte
pour les droits civiques et une lutte similaire à celle contre
l'apartheid. Ceux qui disent ça sont aveugles. Cela n'arrivera jamais.
Les Etats-Unis et Israël ne laisseront pas faire. Ils continueront de
faire exactement ce qu'ils sont en train de faire : étrangler Gaza, le
détacher de la Cisjordanie, en violation des accords internationaux et,
en Cisjordanie, s'emparer de tout ce qui les intéresse.

AMY GOODMAN : Pouvez-vous nous parler de votre carrière, des moments où
vous avez eu à faire des choix, à prendre des risques en quelque sorte.
Que diriez-vous aux gens, aux jeunes notamment, sur la notion de courage
en politique ?


NOAM CHOMSKY : Je n'aime pas trop parler de moi. Cela n'a pas
d'importance. Mais puisque vous me posez la question… J'ai été un
militant toute ma vie, depuis mon enfance. Mais j'ai commencé à faire
des choses concrètes lors de mon engagement dans le mouvement
anti-guerre, vers 1962. En 1962, on voyait bien ce qui se passait. Ce
n'était pas vraiment caché. Et j'ai décidé de m'impliquer en organisant
le mouvement anti-guerre. Il n'y avait pas vraiment de risques, mais ça
voulait dire qu'il fallait sacrifier pas mal de choses. Ce sont des
combats dans lesquels on ne peut pas s'engager à moitié. Il faut s'y
engager à fond, c'est une occupation à temps plein.

AMY GOODMAN : Etiez-vous déjà (un professeur) titularisé à l'époque ? En
1956 vous étiez enseignant au MIT (Massachussetts Institute of Technology)


NOAM CHOMSKY : 1955. Je ne me souviens plus de l'année. Ca peut vous
paraitre étrange aujourd'hui, mais le MIT à l'époque avait deux
caractéristiques intéressantes. La première était qu'il était
entièrement financé par le Pentagone. Je travaillais dans un laboratoire
qui était financé à 100% par trois corps d'armée différents. La deuxième
était que c'était le centre principal de résistance du mouvement
anti-guerre. Je ne parle pas de critique ou de protestation, je parle de
résistance, c'est-à-dire l'organisation d'activités de résistance, des
activités illégales. Et le Pentagone s'en fichait parce que,
contrairement à ce que beaucoup de gens croient, l'une des principales
fonctions du Pentagone est de camoufler le mode de fonctionnement de
l'économie. Les gens aiment à répéter qu'il s'agit d'une économie de
marché libre, mais la plupart des inventions sont produites par le
secteur public, les ordinateurs, l'internet, les avions, tout ça. En
réalité, c'est le secteur public qui prend en charge les coûts de
développement et qui assume les risques, et si quelque chose finit par
marcher, on en fait cadeau au secteur privé. C'est ce qu'ils appellent
le marché libre. Lorsque l'économie était tirée par les produits
électroniques, c'est le Pentagone qui servait de couverture. On nous
disait de faire ceci ou cela parce que les Russes allaient débarquer. En
réalité, ils s'en fichaient.

J'ai commencé à m'impliquer en 1962. A l'époque, ça voulait dire que
lorsque je donnais une conférence dans une église, c'était généralement
devant 4 personnes, le prêtre, l'organisateur, un ivrogne qui était
entré par hasard et un type qui voulait me tuer.

En 1966, 1965, j'ai tenté d'organiser – avec un ami , décédé depuis -
une résistance nationale anti fisc. Nous avons obtenus quelques
résultats. Nous avions donc pris quelques petits risques. Mais en 1966
une résistance plus sérieuse a commencé à s'organiser.

AMY GOODMAN : vous faisiez la grève de l'impôt ?

NOAM CHOMSKY : je n'ai pas payé mes impôts pendant des années. Dans mon
cas, le fisc n'aurait eu aucun mal à se faire payer, il leur suffisait
de le déduire de mon salaire. Mais les réactions du fisc étaient assez
aléatoires pour ce que j'ai pu en juger. Certains pouvaient se voir
confisquer leur maison. D'autres sont allés en prison. On peut donc dire
qu'il y avait une sorte de risque liée à notre activité. Mais plus grave
était le soutien direct à la résistance, soutenir les résistants, les
déserteurs, etc. Cela a commencé en 1966 pour devenir public en 1967.
Là, il y avait un véritable risque. Mon épouse et moi avions trois
enfants. Elle est retournée à ses études, dix-sept ans après, parce que
nous estimions que je pouvais finir en prison. Et je n'en suis pas passé
bien loin. Le procès avait été programmé pour 1968 et j'étais le
principal accusé. J'ai été sauvé, avec tous les autres, grâce à
l'offensive du Têt. L'offensive du Têt a été déclenchée en janvier 1968
(offensive militaire décisive vietnamienne - NdT), et les milieux
d'affaires US ont décidé que les Etats-Unis devaient se retirer, que la
guerre devenait trop couteuse.

AMY GOODMAN : de quoi étiez-vous accusé ?

NOAM CHOMSKY : de conspiration pour échapper à la conscription, ou pour
renverser le gouvernement ou quelque chose comme ça. Je pourrais vous
parler de ces procès pour conspiration, c'est intéressant. Il m'arrivait
d'en parler, mais cette fois-ci, c'était du concret, du réel. Si
l'offensive du Têt n'avait pas été déclenchée, j'aurais probablement
passé quelques années en prison.

AMY GOODMAN : vous êtes passé en procès ?

NOAM CHOMSKY : les procès ont été annulés au lendemain de l'offensive du
Têt. Il y avait un procés qui avait déjà commencé, le procès Spock, où
il n'y avait que des innocents sur le banc des accusés. Le jugement a
été annulé en appel, mais surtout à cause de l'offensive du Têt. Les
milieux d'affaires se sont contentés de dire « faites gaffe ». En fait,
en 1968, ils ont envoyé un groupe de soi-disant « sages » - quelques
hauts dirigeants de Wall Street – à Washington où ils ont remis au
président ce qu'il faut bien appeler une liste de consignes. C'était un
véritable jeu de pouvoirs. Ils ont dit au président Johnson « arrêtez
les bombardements. N'essayez pas de vous faire réélire. Entamez les
négociations et le retrait des troupes. » Et il a suivi les consignes au
pied de la lettre. Puis Nixon est arrivé et a changé de méthode. La
partie visible de l'escalade militaire a décliné. Je dis visible parce
que les pires atrocités de la guerre ont été commises après, en 1969,
puis la guerre s'est étendue au Cambodge et au Laos, où elle a empiré.
Mais tous ces développements étaient plus ou moins cachés. Et ils le
sont encore de nos jours. Mais la tension dans le pays est retombée et
une de leurs décisions a été l'annulation des procès, parce que le
gouvernement voulait faire la paix avec les étudiants. Ca aussi c'est
une histoire intéressante. Toujours est-il que les procès ont été annulés.

Il y avait donc bien quelques risques. La désobéissance civile n'est pas
une partie de plaisir. On peut se faire tabasser ou quelque chose dans
ce genre, passer quelques jours en prison, ce qui n'est jamais agréable,
mais ce n'est tout de même pas non plus le genre de risques que peuvent
prendre des dissidents dans d'autres pays.

C'est une décision à prendre et qui vous appartient, parce qu'on ne peut
pas y entrer qu'à moitié. Soit c'est sérieux et vous y allez carrément,
soit vous participez à une manifestation, vous oubliez et vous retournez
à votre travail et rien ne change. Les choses ne changent que par un
travail dévoué et consciencieux.

Il parait qu'on n'a pas le droit de dire des choses gentilles sur le
Parti Communiste, n'est-ce pas ? C'est comme une sorte de règle établie.
Pourtant, une des raisons pour lesquelles le « New Deal » a fonctionné,
qu'il a eu un impact, c'est parce qu'il y avait des gens qui étaient là,
présents tous les jours, sur tous les fronts. Sur celui des droits
civiques, du droit du travail, en train d'organiser, de faire ce qu'il y
avait à faire, ils étaient là, prêts à faire tourner les machines à
ronéotyper – il n'y avait pas d'internet à l'époque - et à organiser des
manifestations. Ils avaient une mémoire. Le mouvement avait une mémoire,
chose qu'elle n'a plus aujourd'hui. Aujourd'hui, tout le monde doit
recommencer à partir de zéro. Mais à l'époque, le mouvement avait une
mémoire, une sorte de tradition, et les gens étaient toujours présents.
Et en examinant les choses de plus prés, vous constaterez que le
mouvement était largement dirigé par le Parti Communiste. Ils ont fini
par le détruire, et c'est ce qui manque aujourd'hui, ce genre
d'individus dévoués qui comprennent qu'ils ne gagneront pas dés demain,
qu'il va falloir travailler, qu'ils connaîtront de nombreuses défaites,
qu'ils vivront des moments agités, et qu'il se passera beaucoup de
choses désagréables, mais que s'ils persistent, ils arriveront à quelque
chose. C'est grâce à ça que nous avons connu le mouvement pour les
droits civiques et le mouvement ouvrier, et ainsi de suite.

Il y a une leçon à en tirer. Dans les années '70, il y avait une
coupure, très nette, très visible, entre l'opinion élitiste – les
journaux, les universitaires d'Harvard, etc - et l'opinion publique. Je
dis bien l'opinion publique et pas seulement le mouvement anti-guerre.
Chez ces élites, celles qui ont le droit de s'exprimer – et que vous
pouvez lire, c'est donc facile à vérifier – la condamnation la plus
extrême de la guerre qu'on pouvait trouver était qu'il s'agissait d'une
erreur qui s'est finalement révélée trop coûteuse. C'était la
condamnation la plus ferme qu'on pouvait trouver chez ces gens-là. Quant
à l'opinion publique, environ 70%, selon les sondages, disaient que ce
n'était pas une « erreur », que la guerre était fondamentalement
mauvaise et immorale. La coupure était donc très nette.

Je crois que la leçon à retenir, c'est par exemple, lorsqu'Obama était
admiré pour son opposition à la guerre, parce qu'il trouvait que c'était
une erreur. Là nous aurions du lui rappeler les généraux nazis, après la
bataille de Stalingrad, qui, eux-aussi, trouvaient que c'était une
erreur que de se battre sur deux fronts à la fois. Or, la question n'est
pas de savoir si s'agit d'une erreur ; la question est de savoir si
c'est fondamentalement mal et immoral. C'est ça la leçon que nous devons
tirer. L'opinion publique le comprend déjà, mais il faut arriver à en
faire quelque chose et à s'organiser.

AMY GOODMAN : je vais conclure avec une citation dont je n'arrive pas à
retrouver l'auteur. « je revois ma vie et toutes les fois où je pensais
avoir été trop loin, et à présent je réalise qu'en fait je n'avais pas
été assez loin. »


NOAM CHOMSKY
interviewé par AMY GOODMAN

Traduction VD pour le Grand Soir. Précision du traducteur : s'agissant
d'une interview, le traducteur a tenu à gommer les hésitations du
"parler" pour rendre la lecture un peu plus fluide. Merci de signaler
les erreurs et coquilles car errare humanum est. - Version du 30/3 après
quelques corrections signalées par les lecteurs. Merci à eux.

TRANSCRIPTION ORIGINALE EN ANGLAIS
http://www.democracynow.org/2010/3/15/noam_chomsky_on_obamas_foreign_policy

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